Bitcoin, une révolution sociale ? – Par-delà sa technologie innovante et sa mathématique parfaite, Bitcoin est avant tout une révolution culturelle. Une fois franchis ses complexes méandres cryptographiques, l’évidence s’impose : Bitcoin est d’abord l'incarnation d'une idéologie qui cherche par-dessus tout à protéger la vie privée et la liberté des individus. Des valeurs mises en avant par une communauté longtemps restée discrète, les Cypherpunks.
Ce nom a été imaginé par la hackeuse Judith Milhon, issu de la fusion entre le cyberpunk, un style de science-fiction dystopique, et le terme « cypher » emprunté au chiffrement. Mais quels en sont les idéaux ? Pourquoi seraient-ils bénéfiques à l’humanité ? De quels pièges ces Cypherpunks tentent-ils de nous extraire ? Plongeons dans l’abysse des pensées à l’origine de cette révolution numérique connue sous le nom de Bitcoin.
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Table des matières
Les principes de Bitcoin et les Cypherpunks
Le 3 janvier 2009, le bloc « Genesis » est miné, premier bloc de la blockchain Bitcoin. Dans celui-ci, Satoshi Nakamoto, inventeur du Bitcoin, glisse un message. Il s'agit du titre de presse du Times paru ce jour-là : « Chancellor on brink of second bailout for banks ». Autrement dit, « La chancelière est sur le point d’obtenir un deuxième plan de sauvetage pour les banques. ». Sans cette intervention, la finance telle qu’on la connaît aujourd’hui se serait peut-être écroulée lors du crash de 2008.
Ce message n'est pas anodin. Satoshi clame sa révolte contre le système financier et le pouvoir monétaire des états. Car avant d'être monétaire et technologique, le combat de Bitcoin est avant tout philosophique et politique.
Le mouvement des Cypherpunks
Nous ne disposons que de peu de traces de la pensée réelle de Satoshi Nakamoto. Lui-même avouait volontiers être « un bien meilleur programmeur qu’écrivain ». Toutefois, il ne fait aucun doute qu'il était proche ou issu du milieu Cypherpunk. Ce mouvement peut en quelque sorte être considéré comme de l'anarchisme à l’ère numérique, mené par des idéalistes et activistes des années 90’.
Il se forme officiellement le 19 septembre 1992 lors d’une réunion privée organisée sur le thème des « implications de la cryptographie moderne dans l’évolution du monde », en Californie. Parmi les invités, se trouvent Timothy C. May, Eric Hughes, et John Gilmore, qui seront plus tard considérés comme les pionniers du mouvement.
Ils seront très productifs et traduisent leur pensée à travers plusieurs textes dont :
- A Cypherpunk’s Manifesto, par Eric Hughes, 1993 (version française)
- The Crypto Anarchist Manifesto, Timothy C. May, 1992
- Cyphernomicon, Timothy C. May, 1994
Deux jours après la réunion, une liste de diffusion Cypherpunk (composée d’adresse e-mail) est créée, et va rapidement s'agrandir. Dès 1994, plus de 700 individus (majoritairement des universitaires, informaticiens et mathématiciens) y participent.
De leurs échanges vont émerger des idées nouvelles et les moyens technologiques d'y parvenir, comme vous le verrez dans les paragraphes qui suivent. Ainsi, alors que Bitcoin est vu par la majorité de la population comme le commencement d’une révolution monétaire, il n’en est rien. Bitcoin serait plutôt la suite logique de décennies de travaux et de tentatives infructueuses des Cypherpunks.
Les idéaux du mouvement Cypherpunks
Au moyen de l’informatique, et plus précisément de la cryptographie, les Cypherpunks cherchent à garantir la vie privée de leurs concitoyens dans leurs échanges quotidiens. Une vie privée qui doit se poursuivre jusque sur Internet. Et dans un monde qui tend à se rapprocher du célèbre livre de Georges Orwell intitulé « 1984 », dans lequel « Big Brother » est partout, ce n’est pas chose aisée.
La société de contrôle est l’antichambre de la servitude pour les Cypherpunks. Ils anticipent son émergence à travers la propagation du numérique et cherchent par tous les moyens à s’en protéger. Pour cela, ils conçoivent des briques techniques visant à permettre la libre circulation de l’information.
Hal Finney décrit le projet des Cypherpunks, en ces mots :
« Nous voici face au problème de la disparition de la vie privée, de la digitalisation du monde, des bases de données gigantesques, de la centralisation galopante. […] L’ordinateur peut être utilisé comme un outil pour libérer et protéger les gens, plutôt que pour les contrôler. »
Hal Finney
L'idée est simple : parce que le pouvoir politique cherchera toujours à assouvir sa domination sur son peuple, il faut lui opposer un contrepouvoir de nature technologique.
Avec cette pensée en tête, les Cypherpunks cherchent à bâtir un système pouvant fonctionner en autonomie, sans aucun intermédiaire susceptible de le surveiller, le stopper ou l’influencer selon sa volonté.
À la corruption politique, ils opposent les lois de la physique, l’informatique, les mathématiques et la cryptographie. Au fil des années, ils créent de nombreux systèmes balayant les différentes facettes de la vie privée sur internet. Tous s’articulent autour de trois grands principes issus du libertarianisme profondément ancré dans leur ADN :
- Le droit à la communication anonyme et privée
- Le droit à l’information et le droit de savoir
- La liberté des transactions
Derrière la liberté des transactions se cache un doux rêve pour les Cypherpunks : l’idée de pouvoir créer une monnaie décentralisée, sans intermédiaire et incensurable.
Dans leur manifeste écrit en 1993, on retrouve déjà un attachement renforcé pour la vie privée, ainsi qu’une référence à la monnaie électronique :
La vie privée est nécessaire pour une société ouverte dans l’ère électronique. […] Nous ne pouvons attendre des gouvernements, des entreprises et des autres organisations majeures sans visage de nous accorder une vie privée par acte de bienveillance. […] Nous devons défendre notre vie privée par nous-mêmes si nous nous attendons à en avoir une. […] Nous défendons notre vie privée avec la cryptographie, avec des systèmes de renvoi anonymes, avec des signatures digitales, et avec une monnaie électronique. […] Nous savons qu’un logiciel ne peut être détruit et qu’un système largement répandu ne peut être arrêté.
Manifeste Cypherpunk en version originale (anglais), traduit en français
Les contributions des Cypherpunks
Les accomplissements menant à Bitcoin
Le Bitcoin est l’intelligente combinaison de briques technologiques pré-existantes, mises au point par les Cypherpunks (et d'autres) au fils des années. Les outils qu'ils développent sont nombreux.
Ainsi, en 1997, Adam Back utilise la liste de diffusion du mouvement pour promouvoir son invention, le « hashcash ». Elle intègre déjà certains des piliers au cœur du fonctionnement de Bitcoin : les fonctions de hachage cryptographiques ainsi que la preuve de travail (proof of work).
D’autres projets qui inspireront Satoshi Nakamoto suivront, notamment le « bit gold » de Nick Szabo en 1998, ainsi que « b-money » (cité dans le livre blanc de Bitcoin) de Wei Dai. Ces deux systèmes de monnaie électronique qui ne dépendent pas d’un tiers de confiance sont cependant conceptuellement fragiles et ne seront jamais mis en œuvre à grande échelle.
Quelques combats des Cypherpunks
Ces combats ne sont pas directement reliés à Bitcoin, mais aident à comprendre les idéaux indissociables qui se cachent derrière. C'est notamment grâce à ces outils et à sa prudence que Satoshi est parvenu à rester anonyme malgré plusieurs années d’activité.
Le chiffrement des données
Le Cypherpunk Philip Timmerman est à l'origine du système de chiffrage de données PGP (Pretty Good Privacy), diffusé en 1991 avant même le début du mouvement. Son cas d’emploi fut alors tout trouvé : chiffrer les échanges de mails entre les activistes.
Mais son innovation n'est pas passée inaperçu, notamment pour le gouvernement des Etats Unis qui lutte alors pour interdire les méthodes de chiffrement capables de résister aux agences de renseignement (dont la NSA). En effet, ce dernier accusa PGP de violer la Réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international qui considère les produits cryptographiques comme des munitions !
Philip Timmerman sera mis en examen en 1993 pour « exportation de munitions sans licence », avant que les charges retenues contre lui ne soient finalement abandonnées en janvier 1996.
Le droit à l'information
Dans la lutte pour le droit à l’information, le Cypherpunk le plus connu du grand public est sans doute Julian Assange. En tant que fondateur de l’ONG Wikileaks, il permit la publication de nombreux documents classifiés en vue d’informer le grand public des exactions des gouvernements. Wikileaks publia notamment des rapports secrets sur :
- La guerre menée par les USA en Afghanistan
- Les conditions de détention inhumaines à la prison de Guantanamo
- L'espionnage par la NSA de trois présidents français : Chirac, Sarkozy et Hollande, et plusieurs patrons du CAC40
Les échanges de pair à pair
Au début des années 2000, les Cypherpunks s’investissent dans le développement de moyens d'échanges de pair à pair. Ainsi, Jim McCoy, lance Mojo Nation, un projet de plateforme d’échange de fichiers en pair à pair intégrant une devise interne. Zooko Wilcox prend la relève un peu plus tard et fini par lancer son propre système en 2006 sous le nom de Tahoe-LAFS.
En 2001, le programmeur Bram Cohen, lance BitTorrent qui devient rapidement une référence dans le domaine.
L'anonymat et le chiffrement
Jacob Applebaum, co-créateur du navigateur Tor, est également un Cypherpunk. Ce navigateur permet d’utiliser internet de manière anonyme et chiffrée.
Bitcoin, la réponse à de multiples tentatives infructueuses
Reste l’objectif ultime, le plus difficile à atteindre. Concevoir une monnaie décentralisée, sans intermédiaire et incensurable.
Pendant plusieurs années, de nombreux Cypherpunks ont travaillé sans relâche le sujet, se cassant les dents sur l’ampleur de la tâche. Leurs travaux conduisent finalement Satoshi Nakamoto à mettre la cerise sur le gâteau en 2008 avec la publication de son livre blanc.
Bitcoin n’est finalement pas une révolution en soi, mais la combinaison d'outils pré-existants. Plutôt que le début, c'est l’aboutissement de longs travaux de recherches, de multiples tentatives infructueuses et d’échecs.
En lisant le livre blanc de Bitcoin, on s’aperçoit que Satoshi Nakamoto a souhaité davantage appuyer sur la question de la confiance que sur celle de la vie privée. C’est notamment ce que nous indique la première phrase de conclusion : « Nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance ».
Paradoxalement, parmi les principaux objectifs mis en avant par les Cypherpunks, la protection de la vie privée est sans doute celui duquel Bitcoin s'écarte le plus. Les transactions sur son réseau sont immuables, traçables et les acteurs qui y interviennent agissent de façon pseudonyme et non pas anonyme. Toutefois, en ayant résolu la question de la confiance dans un environnement décentralisé, Satoshi Nakamoto est parvenu à sublimer les projets les plus ambitieux menés par les premiers Cypherpunks.
Quoi qu'il en soit, la proximité de Satoshi avec le mouvement se traduit par la connaissance des expériences des années 1990 dont il fait preuve et une claire méfiance à l’égard des autorités, mais aussi par la voie qu'il emprunte pour diffuser son livre blanc. Ce n’est sûrement pas un hasard si, après l'avoir envoyé à Adam Back, il publie ensuite le livre blanc sur la liste de diffusion de Metzdowd.com dédiée à la cryptographie, gérée par un ancien Cypherpunk (Perry E. Metzger) et fréquentée par d’anciens membres emblématiques du mouvement.
John Gilmore, Hal Finney, Timothy May, ... Vous découvrirez plus en détail dans l'article qui suit, ceux qui ont joué un rôle incontournable dans la genèse de Bitcoin. Une genèse qui a permis de protéger des droits mis à mal par une société de plus en plus cadenassée et surveillée.