Une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) est la forme numérique d'une monnaie fiat émise par une banque centrale, dont l'autre partie est l'argent liquide constitué des pièces et des billets. À l'instar du bitcoin, il s'agit d'une sorte de monnaie entièrement numérique qui ne représente pas une créance. Le développement des MNBC pourrait refaçonner le système monétaire tel que nous le connaissons et constituer une évolution majeure dans le contrôle et la surveillance des individus.
L'origine de la MNBC
Disposer d'une monnaie qui serait gérée intégralement par une banque centrale et qui remplacerait la monnaie scripturale des banques commerciales n'est pas une idée nouvelle. Cette idée remonte même à une époque précédant la démocratisation d'Internet et du numérique. Ainsi, l'économiste keynésien James Tobin proposait déjà en 1987 de mettre en place un tel système :
« Je pense que l'État devrait mettre à la disposition du public un intermédiaire de paiement offrant la commodité des dépôts et la sécurité des espèces, qui serait essentiellement de la monnaie sous forme de dépôt, transférable pour tout montant par chèque ou autre ordre. »
James Tobin, The Case for Preserving Regulatory Distinctions
En réalité, une telle monnaie numérique existe déjà de manière restreinte au sein du système interbancaire : il s'agit des avoirs monétaires détenus par les banques commerciales auprès de la banque centrale. Cette monnaie interbancaire est destinée à fluidifier les règlements entre les différents acteurs, plutôt que de passer par des espèces. Elle constitue, avec les pièces et les billets en circulation, ce qu'on appelle la base monétaire ou monnaie de base. Celle-ci est fiduciaire par nature, dans le sens où elle tire sa valeur essentiellement de la confiance (fiducia en latin) que lui portent ses utilisateurs et pas d'une propriété intrinsèque. Elle est strictement émise par la banque centrale de sorte qu'on parle aussi de monnaie de banque centrale ou monnaie centrale.
Avec l'émergence de Bitcoin dans les années 2010, le sujet d'une monnaie numérique gérée par une banque centrale et mise à disposition des particuliers a été remis au goût du jour. Et il est tout d'abord venu de l'intérieur de la communauté : c'est un utilisateur de Bitcoin qui l'a évoqué le 26 mars 2013 sous la forme de « Fedcoin », un concept ironique d'une « une alternative centralisée aux monnaies pair-à-pair » qui serait contrôlée par la Réserve fédérale des États-Unis (la « Fed »). Bien qu'ironique, cette idée a mené à diverses réflexions sur la pertinence d'un tel système et sur les conséquences de sa potentielle implémentation.
Le sujet est devenu plus sérieux début 2015 lorsque David Andolfatto, alors vice-président de la Federal Reserve Bank de Saint-Louis, en a fait la promotion dans une présentation donnée durant la conférence, puis dans un article publié sur son blog intitulé "Fedcoin: On the Desirability of a Government Cryptocurrency". Sa proposition était de faire en sorte que, contrairement à Bitcoin, le système d'émission monétaire soit contrôlé par la Réserve Fédérale, qui se chargerait d'assurer la convertibilité de l'unité numérique en dollars. Son concept restait néanmoins mesuré : pour Andolfatto, Fedcoin devrait être open-source et ne pas nécessiter de lier son identité à un compte pour l'utiliser.
Le terme « central bank digital currency », qui est couramment abrégé en CBDC et qui a donné monnaie numérique de banque centrale en français, a été créé par Ben Broadbent, gouverneur adjoint pour la politique monétaire à la Banque d'Angleterre, lors d'un discours prononcé le 2 mars 2016 à la London School of Economics et intitulé "Central banks and digital currencies". Dans ce discours, le banquier expliquait comment un registre distribué pouvait permettre de remplacer l'actuel modèle de compensation et de règlement interbancaire, d'en élargir l'accès aux acteurs financiers et aux particuliers, leur donnant la possibilité d'avoir eux-mêmes un compte auprès de la banque centrale. Cette monnaie numérique directement gérée par la banque centrale pourrait alors faire concurrence à l'argent liquide ainsi qu'aux dépôts dans les banques commerciales.
Depuis, l'idée s'est propagée et les projets de monnaies numériques de banque centrale se sont multipliés. La Riksbank suédoise envisage ainsi de mettre en place une e-Couronne depuis novembre 2016, dans la continuité de son évolution vers le tout numérique. La Banque populaire de Chine a monté un programme de recherche (appelé Digital Currency Electronic Payment) dès 2014 et aboutit depuis 2020 au déploiement progressif du yuan numérique (ou digital renminbi) sur son territoire. La Réserve fédérale travaille également sur un dollar numérique, notamment par le biais du projet Hamilton piloté par la Federal Reserve Bank de Boston et géré la Digital Currency Initiative du MIT (où est notamment employé l'ancien développeur de Bitcoin Core, Cory Fields). Enfin, la Banque centrale européenne qui était initialement réticente, a annoncé en juillet 2021 vouloir développer un euro numérique pour qu'il voie le jour dans les années à venir.
À l'heure d'écriture de cet article, aucune MNBC n'a été lancée à grande échelle. Les lancements officiels (Petro au Venezuela, e-Naira au Nigéria, Sand Dollar aux Bahamas, etc.) ont été anecdotiques, quand ils n'ont pas été des échecs patents.
Un concept difficile à appréhender
La concept d'une monnaie numérique de banque centrale peut paraître flou au commun des mortels, car il peut être difficile de voir ce que l'instauration de ce type de monnaie changerait à la situation actuelle. Aujourd'hui en effet, la détention et le transfert d'argent se font déjà principalement par le biais de solutions comme les comptes bancaires, la monnaie physique étant de plus en plus délaissée, de sorte qu'il est courant d'affirmer que la monnaie est déjà essentiellement numérique.
Cette mauvaise compréhension de l'enjeu des MNBC vient de la polysémie du mot « monnaie » dans le système financier. Quel sens apporte-t-on au terme ? Parle-t-on de la monnaie de base (M0) qui est composée des pièces, des billets et de la monnaie interbancaire ? Fait-on référence à la monnaie au sens étroit (M1) constituée de l'argent liquide et des « dépôts à vue » dans les banques commerciales ? Ou veut-on désigner la monnaie au sens large (M2-M3), qui englobe le crédit bancaire à échéance plus longue ?
Car, ce que nous appelons usuellement « monnaie » aujourd'hui n'est pas uniquement la monnaie de base, mais inclut également le crédit, c'est-à-dire les fonds déposés sur un compte auprès d'une banque commerciale. En effet, lorsque nous « déposons » votre argent à la banque aujourd'hui, celle-ci « crédite » notre compte (« les crédits font les dépôts ») et c'est ce crédit qui sert d'intermédiaire d'échange. Les banques possèdent des réserves de monnaie de base, mais n'ont aucune obligation de conserver des dépôts de leurs clients. C'est dans ce sens que la monnaie-crédit est scripturale : car elle se rapporte à l’écriture (scriptura en latin) d’une dette dans un registre bancaire.
La fait que la monnaie est constituée essentiellement de crédit crée une opportunité : celle de rendre la monnaie intrinsèquement numérique ou électronique.
La définition de la monnaie électronique est floue et instable, comme le montre l'article L315-1 du Code monétaire et financier, mais nous pouvons en dégager un sens étroit : une monnaie dont l'existence serait intrinsèquement liée à un registre de propriété géré informatiquement. Ce type de monnaie se distingue de la monnaie scripturale par le fait que l'entrée dans le registre ne représente pas une créance sur un tiers, mais est la monnaie elle-même. L'incarnation de la monnaie numérique est le bitcoin, qui n'est adossé à aucun autre actif et qui constitue une unité de compte indépendante, définie par le contenu de la chaîne de blocs.
L'idée derrière la MNBC est de faire de même, en créant une unité de compte purement définie par le contenu d'un registre des transactions contrôlé par la banque centrale. Seule une convertibilité (sous conditions) en argent liquide devrait être mise en place dans le but de préserver l'uniformité de la dénomination.
Pour que cela fonctionne, le registre serait répliqué sur un ensemble de serveurs connectés en réseau, qui se coordonneraient à l'aide d'un algorithme de consensus. Cela rendrait le système efficace et robuste face aux cyberattaques en répartissant la charge et le risque.
Chaque utilisateur se connecterait à l'un de ces serveurs pour connaître son solde et diffuser des transactions. Chaque compte devrait être lié à une vérification d'identité (« connaissance du client ») conformément aux réglementations financières en vigueur, de sorte que l'opérateur pourra accéder aux données des utilisateurs en temps réel.
L'utilisation d'une MNBC serait probablement couplée à la contrainte du cours légal, c'est-à-dire l'obligation pour les commerçants de l'accepter en tant que moyen de paiement ou de règlement de dette.
Deux modèles de MNBC existent, l'un étant la version allégée de l'autre :
- Une MNBC interbancaire dite « de gros » (wholesale), qui serait réservée aux banques et aux autres organismes financiers. Cela permettrait la constitution d'une MNBC « synthétique » (pour reprendre l'expression de Tobias Adrian) où chaque banque émettrait sa propre monnaie numérique, adossée à la MNBC de base comme dans le cas d'un stablecoin.
- Une MNBC généralisée dite « de détail » (retail), qui pourrait être utilisée par tous les individus. Cela donnerait naissance à une MNBC « intermédiée » (Réserve fédérale) où les banques se chargeraient de proposer des comptes et des portefeuilles numériques facilitant la détention et le transfert de monnaie.
On peut également envisager la mise en place d'un système hybride tel que proposé en octobre 2022 par la Banque des règlements internationaux, dans le but de ne pas trop léser les banques commerciales, dont l'activité serait réduite.
Quoi qu'il en soit, l'implémentation d'une MNBC aurait pour effet de numériser la monnaie en profondeur et apporterait un certain nombre d'avantages pour les utilisateurs et, surtout, pour les États. Ces avantages sont décrits dans les différents rapports des banques centrales qui ne manquent pas de mettre en valeur la qualité de leur création.
L'intérêt pour l'utilisateur
Tout d'abord, le premier intérêt d'une MNBC pour l'utilisateur est sa supposée efficacité technologique, qui réduirait la complexité et le coût d'utilisation de la monnaie. Un tel système permettrait de réaliser des transactions (paiements et/ou règlements) de manière instantanée, pour des frais infimes, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Cela viendrait remplacer les banques commerciales et autres services financiers et/ou les systèmes à règlement brut en temps réel (RTGS) assurant le transfert de fonds entre les institutions financières (via SWIFT notamment).
Ensuite, la MNBC pourrait favoriser l'inclusion financière. Avec une telle monnaie numérique, tout résident aurait la possibilité de disposer d'un compte à bas coût, voire gratuit. Cela permettrait de bancariser les plus démunis qui accéder à des services financiers numériques. La paiement d'intérêts et la détention d'actifs pourraient également passer par un tel système.
Enfin, le troisième avantage pour les utilisateurs serait la sûreté financière. Une MNBC ferait disparaître le risque de contrepartie propre à la monnaie scripturale. Par conséquent, l'utilisateur n'aurait pas à se soucier de la faillite d'une banque ou d'une panique bancaire, car une banque centrale ne peut pas faire faillite.
Cependant, tous ces avantages se feraient au dépens de la vie privée et des libertés individuelles, et au profit de l'État. Cela fait qu'il est difficile de voir ces améliorations comme un progrès significatif.
L'intérêt pour l'État
L'intérêt de la MNBC est plutôt à chercher du côté de l'État. En effet, l'évolution vers une monnaie entièrement numérique gérée par une banque centrale s'inscrit dans l'accroissement du contrôle sur la monnaie ayant lieu depuis des siècles. L'adoption de la MNBC au niveau représenterait donc une étape majeure dans cette évolution et devrait avoir son lot de conséquences, au même titre que l'abandon des métaux précieux (or, argent, cuivre) vers la monnaie-papier a permis d'accroître le revenu lié à la création monétaire (seigneuriage) de manière drastique et de financer les deux guerres mondiales.
On peut distinguer cinq grandes conséquences favorables au développement de l'État.
Premièrement, une MNBC rendrait plus facile la prévention des activités illégales, telles que le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Un tel système devrait pouvoir en toute logique permettre non seulement de surveiller les transactions, mais aussi de les censurer et de geler les fonds si nécessaire, comme cela se fait déjà dans le système bancaire traditionnel (par exemple lors de l'épisode du Convoi de la liberté au Canada début 2022). Dans la même veine, une MNBC faciliterait la collecte de l'impôt et des amendes, le prélèvement pouvant se faire directement sur le compte des contribuables.
Un deuxième aspect avantageux serait le remplacement progressif de l'argent liquide, même si les banques centrales telles la Fed et la BCE nient formellement vouloir aller dans cette direction. L'intérêt de la disparition de l'argent liquide serait double : éliminer les coûts de production, de distribution et de destruction des supports monétaires (pièces et billets) et affermir la surveillance financière en empêchant les individus de disposer d'un intermédiaire d'échange anonyme accepté partout. Une MNBC permettrait de simplifier cette transition au tout numérique en définissant un cadre légal clair, notamment en ce qui concerne le cours légal. Les pays les plus en avance dans cette évolution sont la Suède, où l'argent liquide est très peu utilisé, et la Chine, où l'essentiel des transferts se font par l'intermédiaire de systèmes de paiement mobile comme Alipay ou WeChat Pay.
Le déploiement d'un tel modèle pourrait ainsi conduire à l'instauration d'un système panoptique, où la surveillance se fait à l'insu du surveillé. Les MNBC ne sont en effet pas des cryptomonnaies libres et décentralisées, mais des monnaies systématiquement transparentes et contrôlées. Dans un article d'octobre 2021, le lanceur d'alerte Edward Snowden qualifiait la monnaie numérique de banque centrale de « monnaie cryptofasciste ».
Troisièmement, une MNBC améliorerait grandement la transmission de la politique monétaire, c'est-à-dire « le processus par lequel les décisions de politique monétaire affectent l'économie en général et le niveau des prix en particulier », qui est aujourd'hui principalement assurée par la modification des taux d'intérêt directeurs. Cela pourrait se faire par le moyen de la programmabilité de la monnaie : la banque centrale pourrait lier des conditions de dépense à chaque montant de monnaie. Cela permettrait notamment de mettre en place un système de subvention direct (helicopter money) qui imposerait la dépense rapide dans un domaine de l'économie précis, dans le but de stimuler l'activité.
La programmabilité pourrait être utilisée pour influencer le comportement des gens de manière générale, ce qui pourrait être fait par exemple dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Cette possibilité fait entrevoir l'instauration d'un système de crédit social à la chinoise.
Quatrièmement, une MNBC permettrait la préservation du revenu de seigneuriage qui découle de la création monétaire. La monétisation du crédit a diminué l'avantage retiré par la banque centrale de la création de monnaie au profit des banques commerciales. L'implémentation d'une MNBC de détail utilisée par les particuliers permettrait de récupérer cet avantage, aux dépens de ces banques privées : la désintermédiation du système bancaire traditionnel limiterait en effet leur pratique de la réserve fractionnaire et réduirait leur capacité à prêter.
Cinquièmement, l'émergence des MNBC pourrait faciliter l'assujettissement monétaire des pays les moins développés par les plus gros États, comme c'est le cas entre le France et les pays de la zone CFA ou entre les États-Unis et le reste du monde occidental. En rendant l'usage des devises étrangères beaucoup plus aisé, une MNBC pourrait mener à une dollarisation (ou une xénomonétisation) dans certaines juridictions, qui abandonneraient leur devise locale au profit du dollar ou d'une autre monnaie forte. De plus, ces monnaies numériques dont les propriétés pourraient facilement être modifiées, de sorte qu'elles pourraient se scinder et fusionner sans grand effort. On pourrait ainsi voir émerger à moyen terme une monnaie mondiale fédérée ou une « monnaie hégémonique synthétique » pour reprendre l'expression de l'ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark Carney.
Conclusion
Les MNBC constituent donc une aubaine pour les États, qui pourraient affermir leur contrôle sur leurs citoyens et récupérer leur mainmise sur la création monétaire au détriment des banques commerciales. Puisque cette forme de monnaie apporterait des avantages généraux, il est tout à fait envisageable que MNBC seront mises en œuvre, appuyées par des subventions et progressivement imposées au cours des prochaines décennies, à moins que les populations ne se mobilisent massivement contre un tel projet.
La numérisation totale de la monnaie semble ainsi constituer un scénario tout à fait probable. À la lumière de cette constatation, l'existence de Bitcoin, en tant que concept d'argent numérique réellement liquide, prend aujourd'hui tout son sens. Dans une société qui basculerait dans la dystopie avec la fin de l'argent liquide et la surveillance généralisée, la cryptomonnaie représenterait une porte de sortie, un canot de sauvetage, une lueur d'espoir pour les générations à venir.