Crédit Agricole : « Kraken & Bitcoin sont nos amis pour la vie »

C’est l’un des buzz du moment qui anime la petite cryptocommunauté francophone ces jours derniers. C’est par un tweet du 28 avril que le compte Crypto Révolution s’est fait l’écho des mésaventures d’un client de l’agence Crédit Agricole Mutuel Atlantique Vendée.

Il semblerait qu’après un total de 6 mois de démarches infructueuses, les services juridiques de la « banque verte » aient finalement opposé une fin de non-recevoir à leur client, lui refusant sous couvert de leur « position de prudence » tout virement vers Kraken, la célèbre plateforme d’achat de cryptomonnaies.

Le document indique que cette décision s’appuie sur le fondement des dernières mises en garde de l’AMF (Autorité des Marchés Financiers) et de l’ACPR (Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution).

L’essai est transformé le 18 avril. Si le courrier initial se retranchait derrière les préconisations (largement interprétées, on le verra) de l’AMF, ce nouveau courrier se veut paternaliste : on reparle de « position de prudence », de « protéger les intérêts des clients des conséquences patrimoniales et financières pouvant résulter de ces investissements ». On notera au passage l’efficacité énergétique de l’opération : 3 mois d’attente pour moins de 15 lignes, formules de politesse incluses.

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Qu’en pense vraiment l’AMF ?

On l’a vu, Crédit Agricole appelle les grands frères à la rescousse, j’ai nommé l’AMF et l’ACPR. Diantre, l’affaire semble sérieuse!

Par un communiqué de presse du 5 juillet 2018, l’AMF et l’ACPR mettent effectivement en garde le public (pas « les banques » : le public) contre les agissements de plusieurs acteurs qui proposent des services en crypto-investissements… en France. Ce communiqué est assorti d’une liste d’une trentaine de sites identifiés comme frauduleux. Il va sans dire que Kraken n’en fait pas partie.

L’ACPR, sur son site dédié, a proposé une très récente mise à jour (27 mars 2019) de cette liste des acteurs frauduleux, dorénavant limitée à 10 sites formellement identifiés.

Pour être complet, l’AMF propose sur son site officiel un rappel des règles de prudence concernant les investissements en cryptoactifs, peu de chances que nos lecteurs y découvrent des révélations fracassantes, il s’agit essentiellement de conseils de bon sens destinés aux néophytes souhaitant se frotter au domaine. Rien de vraiment alarmiste, simplement la position nécessairement équilibrée et prudente d’une entité qui, on le rappellera, sera dans le cadre de la loi PACTE chargée de délivrer des visas au profit des entreprises souhaitant organiser des ICO. En d’autres termes, et sur fond de politique française ambitieuse, l’AMF ne se positionne pas plus en tant que gardien du temple inflexible et radical que comme un organisme naïf et permissif.

Stratégiquement, la posture du Crédit Agricole renvoie l’image d’une institution bancaire qui se débat contre un courant contraire et inéluctable: la démocratisation de l’accès à l’investissement crypto.

Du point de vue de la communication, je ne vous parle même pas de l’image désastreuse que ce genre de bad buzz est à même de véhiculer, particulièrement auprès de la clientèle des « millenials« , cœur de cible pourtant stratégique…

Droits & devoirs du Crédit Agricole

Cependant, la question réellement fondamentale est d’une désarmante simplicité : la banque a-t-elle seulement le droit d’interdire à un de ses clients de dépenser ses fonds comme il l’entend (et plus exactement, en l’espèce – c’est le cas de le dire – est-elle légitime à refuser une opération de virement électronique vers une plateforme crypto, sous couvert d’un argument aussi nébuleux que le souci de « vous protéger des conséquences financières et patrimoniales pouvant résulter de ces investissements ») ?

Pour répondre à cette question simple, mais dont la réponse est étonnamment complexe, il convient de se référer à plusieurs textes-cadres du droit positif, à la jurisprudence et à toute une nébuleuse de pratiques et d’usages. Cet ensemble trace les frontières entre d’une part les obligations et devoirs du banquier (notamment en matière de vigilance, d’information et de conseil), et d’autre part le libre arbitre du client.

Ces frontières sont nécessairement fluctuantes et varient au gré des évolutions sociétales, autant qu’économiques et commerciales (souvenons-nous qu’il a fallu attendre 1965 pour qu’une femme puisse ouvrir un compte en banque en son nom propre…)

Quoi qu’il en soit, convenons que pour ce sujet en particulier, et s’agissant de la fraction de population qui se passionne pour les cryptoactifs, deux visions profondément antagonistes semblent s’affronter:

  • À ma gauche, les banques, moches et méchantes, forcément suspectées de rêver en secret à la destruction par le feu de tout ce qui touche de près ou de loin à la cryptomonnaie.
  • À ma droite, les cryptoaddicts, forcément anarcho-libertariens, conspirant en secret afin d’assurer l’avènement d’un monde sans État, sans pouvoir centralisé et surtout….sans banques !

Comme souvent dans la vraie vie, les positions sont évidemment loin d’être aussi tranchées, et nombre d’établissements bancaires appliquent en la matière des politiques plus permissives, sans pour autant être laxistes. Cet article n’a pas vocation à dresser un état des lieux des pratiques des établissements français (mais ce sera un futur sujet, et je vous encourage d’ailleurs à aller consulter et remplir le questionnaire de l’association CryptoFR sur le sujet des difficultés bancaires rencontrées par les utilisateurs de cryptomonnaies).

Sollicitée par Jacques Favier, secrétaire de l’association le Cercle du Coin, la banque persiste et signe le 30 avril :

« Les banques, et en particulier le Crédit Agricole Atlantique Vendée, ont un devoir de conseil et de vigilance vis-à-vis de leurs clients. L’AMF et la Banque de France alertent régulièrement sur les risques d’escroquerie et de perte liée aux cryptoactifs. Les expériences d’un certain nombre de nos clients renforcent notre position de prudence. Selon le type d’opération et d’appétence aux risques des clients concernés, nous pouvons être amenés à refuser certaines opérations. N’hésitez pas à prendre contact avec votre conseiller habituel pour tout complément d’information. » 

Autrement dit, au travers de ce message random, l’établissement persiste à s’arroger un pouvoir d’arbitrage aux conséquences potentiellement lourdes, hors tout cadre légal, décision de justice ou contrôle d’un juge, l’ensemble n’étant même pas assorti de possibilité de recours (ou n’en mentionnant pas, ce qui est presque pire).

De manière inquiétante, cette approche est similaire aux dispositifs existants en matière de tutelles et curatelles, soit les mécanismes déployés lorsqu’on considère que le discernement d’un individu est tellement altéré qu’il convient de le déposséder de certains droits fondamentaux. Or, comme on l’imagine bien, pour ces opérations lourdes de sens et d’implications, des décisions administratives sont prises, susceptibles de recours et d’appel… ce qui n’est même pas le cas concernant notre pauvre client du Crédit Agricole.

En résumé, l’établissement bancaire s’arroge le droit, unilatéralement, sans qu’une possibilité de recours ne soit discernable, d’aller plus loin encore que les pratiques déjà très intrusives d’une curatelle administrative…

Ainsi, sans même avoir à juger du fond – on y viendra plus bas la forme prise par ce qui s’apparente à une contrainte bancaire me semble poser question : sans même évoquer les délais insupportables de traitement de la réclamation de notre courageux crypto-investisseur, les différents courriers ne prennent même pas la peine d’évoquer la possibilité de saisir le médiateur bancaire.

De manière plus fondamentale encore, on rappellera que les libertés publiques sont régies par des bases universelles, sur lesquelles se greffent – le cas échéant – exceptions et ajustements.

Autrement dit, la liberté est la règle, la contrainte l’exception (et encore, cette contrainte doit être réduite à sa plus nécessaire application).

En matière financière, pour le sujet qui nous occupe : vous pouvez faire ce qui vous chante de votre argent, sauf exception, extrêmement encadré, limité et sous la surveillance attentive de l’autorité de régulation, de contrôle et d’appel.

Très exactement tout ce que ne propose pas le Crédit Agricole.

Poulpe Fiction – Kraken, legit ou pas ?

Si on peut se féliciter de la vigilance d’un organisme bancaire s’agissant des risques de pertes de fonds que lui semble prendre inconsidérément ses clients, attardons-nous un instant sur une des mentions du courrier du Crédit Agricole : « (…) après recherches, le site vers lequel vous souhaitez faire votre transaction ne nous apparaît pas répondre à toutes les normes de sécurité en vigueur ».

Passons sur le fait que lesdites « normes de sécurité » ne sont pas explicitées plus avant et regroupons quelques informations, librement et facilement vérifiables :

  • Kraken a été fondé en 2011 (autrement dit, existe depuis la nuit des temps à l’échelle crypto), par Jesse Powell, toujours CEO de l’entreprise.
  • La plateforme, opérationnelle depuis 2013, jouit d’une excellente réputation s’agissant de la rigueur de ses processus de sécurité et de ses efforts en termes de conformité légale, en dépit de sa confrontation à des cadres réglementaires fluctuants et complexes à travers le monde.
  • On rappellera par ailleurs que la société est listée chez Bloomberg.
  • Kraken n’a jamais été piraté.
  • Enfin, un rapport d’ICORating.com datant de fin 2018 place Kraken à la 1ère place (sur un panel de 200 exchanges analysés), du point de vue de la fiabilité et de la sécurité.

Voilà donc ce que de vraies « recherches  » auraient normalement été en mesure d’enseigner au service « Flux et Moyens de Paiements  » du Crédit Agricole.

Vous avez dit hypocrisie ?

Devinez qui expérimentait dès janvier 2018 les solutions blockchain de Ripple ?

Bingo ! Pour des raisons mystérieuses, les cryptomonnaies semblaient alors nettement moins sentir le souffre pour le Crédit Agricole. Plus précisément, l’établissement prévoyait alors de déployer la solution xCurrent.

Peut-être eût-il alors fallu que les clients de CA (au nombre de 10 millions, et qui sont les réels propriétaires de cette banque sociétaire, donc) se regroupent afin de communiquer leur opposition à ces démarches par « prudence » ?

Plus globalement, si l’établissement se soucie à ce point de ne pas faire courir le moindre risque patrimonial ou financier à ses clients (en réalité ses propriétaires, j’insiste), comment diable a-t-il été possible que ce paisible établissement qui sent bon le terroir se trouve compromis dans le cadre des Panama Papers ? Et on parle des soupçons d’entente bancaire, émanant de la Commission européenne ? De sa condamnation par la BCE ? Ah, et les prêts en francs suisses ?

Mais, pendant ce temps, chez la direction du groupe….on se pique d’être moderne !

Tremble, Bitcoin !

La communication, nerf de la guerre

Assez étonnamment, ce qui expose l’établissement bancaire de manière si défavorable, c’est entre autres le fait que globalement ses principaux concurrents sont parvenus à adopter des positions équilibrées, se montrant, le plus souvent, respectueuses de leurs obligations de conseil, tout autant que des libertés fondamentales de leurs clients.

À titre d’illustration, dans le cadre d’une situation similaire, d’autres agences locales de grands groupes, réagissent à une demande de virement vers Kraken en le suspendant temporairement, le temps d’un coup de fil, et du recueil de quelques informations supplémentaires.

Le processus n’a rien de surréaliste : solliciter le client afin que celui-ci prenne connaissance d’un topo sur les cryptomonnaies, signe, attestant ainsi de sa parfaite connaissance et conscience de la dimension sensible des opérations en la matière. La banque s’assure ainsi de ne pas se retrouver en porte-à-faux s’agissant d’une opération considérée par elle-même comme sensible.

Ce faisant, l’établissement a parfaitement joué son rôle de conseil/sensibilisation (qui relève de l’obligation légale). L’agence locale démontre qu’elle se soucie de la protection des intérêts financiers de ses clients, ceux-ci conservant in fine, le dernier mot. Une parfaite opération win/win.

L’ensemble de la manœuvre ralentit de 2 à 3h les délais classiques de traitement de ce type d’opérations.

Crédit Agricole, un Nemo bien seul

Au-delà de ce qui pourrait ne représenter qu’un impair de communication ou une certaine forme d’arrogance propre à une agence locale (la position de blocage initial de l’agence incriminée ne serait peut-être pas celle de son équivalent en Bretagne), cet événement perd sa dimension anecdotique et trouve un écho particulier dans le contexte actuel de défiance vis-à-vis de la finance en général.

En effet, quel est le sous-texte de ce type de mésaventure ? Si le Crédit Agricole, on l’a vu, se retranche derrière la nécessaire protection de ses clients, demeure un arrière-goût désagréable : au gré des circonstances, une banque dispose du pouvoir de bloquer vos fonds. Vous vous souvenez de la frustration de vos 15 ans, lorsque la bourse parentale vous demeurait inaccessible ? Et bien pareil, sauf que vous avez 30 piges et êtes fier de votre CDI.

Ce sentiment d’infantilisation est tout bonnement insupportable, particulièrement à l’ère de la « start-up nation » que  nos dirigeants nous vantent en tant qu’idéal à atteindre.

Amateurs de cryptomonnaies, nous n’entretenons pas par nature un amour immodéré pour l’institution bancaire. Il n’en reste pas moins que cet épisode malheureux confirme certaines de nos critiques récurrentes : vous n’êtes pas maître de votre argent, tant que vous déléguez l’essentiel de son cycle de fonctionnement à des acteurs tiers (dont parfois les intérêts sont antagonistes aux vôtres).

C’est cette mainmise globale qui permet par exemple aux banques de l’Union européenne de limiter, en cas de crise, les retraits à 60 euros par jour, voire de fermer les guichets, ou en cas de faillite bancaire, de ponctionner les comptes au-delà de 100 000 euros. Bien sûr, les banques ne font jamais faillite, n’est-ce pas ?

Enfin, dans un environnement ultra-concurrentiel et à l’aube des bouleversements annoncés de la FinTech, ce type de position rétrograde est de nature à compromettre l’avenir d’institutions qu’on pourrait pourtant penser indéboulonnables (le fameux « too big to fail » qui semblait interdire l’effondrement de Lehman Brothers). Ce constat prend plus de netteté encore si l’on met la défiance et le conservatisme du Crédit Agricole en parallèle avec les démarches actuelles de la Société Générale qui vient de frapper un grand coup avec son émission d’obligations sur Ethereum.

Que le Crédit Agricole prenne garde, et qu’à l’image du Capitaine Nemo, finalement vaincu par la créature des abysses, il ne prenne pas le risque de disparaître dans les profondeurs, à défaut de s’adapter à un monde où le Kraken accéderait au sommet de la pyramide alimentaire !

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Fier rédacteur en Chef du Journal du Coin j'apporte ma petite pierre à l'édifice financier global qui émerge sous nos yeux. Les insultes, scoops, propositions de sujets, demandes en mariage et autres corbeilles de fruits sont à livrer sur mes différents comptes sociaux. Vous pouvez également venir discuter sur le groupe FB associé à l'initiative Tahiti Cryptomonnaies