Les Hommes derrière la révolution Bitcoin

Chapitre I Article c

Quand on évoque Bitcoin, le nom de son créateur est sur toutes les lèvres : Satoshi Nakamoto. Mais il faut savoir que Satoshi n'est pas parti de zéro, et que sa création s'articule autour d'idées et d'outils élaborés des années auparavant. Que ce soit d'un point de vue technique, théorique ou philosophique, Bitcoin repose sur des fondations solides, imaginées par des Hommes qui ont changé le cours de l'histoire.

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La programmation et le monde libre

Alan Turing

Comment parler de la blockchain et de Bitcoin, sans parler d'Alan Mathison Turing ?

Créateur de la célèbre machine de Turing, ce cryptanalyste est l'un des pionniers de l'informatique, et imagine dès 1950 ce que peut devenir l'intelligence artificielle, notamment grâce au test de Turing.
Bien que le sujet soit soumis à polémique, beaucoup s'accordent à dire que Bitcoin n'est pas Turing complet, mais il a permis de poser toutes les bases qui ont permis à d'autres blockchains de voir le jour, à l'instar d'Ethereum.

Alan Turing
Alan Turing - 1938

Il est important aussi de parler de la notion de logiciel libre, car Bitcoin a été fondé dans la droite ligne de cette philosophie basée sur le partage et la collaboration.

Richard Stallman, initiateur du projet GNU, a commencé à travailler sur le sujet en 1984, pour aboutir à une version fonctionnelle en 1992. L'objectif de GNU est de mettre en place un système d'exploitation, entièrement libre, basé sur un noyau Unix.

Au-delà de la technologie mise en place, c'est surtout l'esprit qui l'habite et la manière de penser qui ont inspiré le développement de la toute première blockchain.

Richard Stallman est aussi le créateur de la licence GNU/GPL et est l'initiateur du terme « copyleft », en opposition au mot copyright qui est utilisé pour protéger les œuvres. Le « copyleft » permet, dans un cadre strict, de protéger les droits des utilisateurs par rapport à une œuvre donnée. Ainsi, il est possible d'utiliser, étudier, modifier et même diffuser un programme dont on n’est pas l'auteur de départ, sous réserve de respecter le « copyleft ».

Richard Stallman - 2019
Richard Stallman - 2019

La licence GPL est rapidement devenue un standard, toujours très utilisé aujourd'hui. Pour son créateur, il est important d'avoir le droit de modifier un programme, et d'avoir le droit de le vendre dans un but commercial, en tant que contributeur à l'évolution du dit programme. La seule restriction est de garder la licence GPL, et ainsi permettre à d'autres de pouvoir utiliser son propre travail, pour continuer la chaîne.

Richard Stallman est intervenu le 27 juin 2012 pour parler des logiciels libres et du travail d'éducation à mener à ce sujet. Vous pouvez retrouver la vidéo (en Créative Commons) sur YouTube, où il s'exprime dans un français parfait. Son point de vue est passionnant !

Aaron Swartz

Aaron Swartz est un autre acteur, dont la philosophie de vie et de pensée est directement comparable à celle de Bitcoin. Il a consacré une partie de sa (bien trop courte) vie à la défense de la culture libre et du partage.

Déclaré surdoué dès son plus jeune âge, Aaron travaille très tôt sur le développement de divers programmes et sites web. À 14 ans seulement, il se penche sur le standard que tout le monde connaît aujourd'hui, le RSS. Un an plus tard, il contribue au développement de la licence Creative Commons.

Il entre à l'université de Stanford à 16 ans seulement, où il obtient rapidement un poste au sein d'un incubateur d'entreprises. Citons également en vrac son travail sur Reddit, son poste au sein du W3C qui définit les normes du Web, son implication sur Torweb2 et sur l'Open Library.

Aaron Swartz - 2009
Aaron Swartz - 2009

Son professeur Lawrence Lessig dresse de ce génie un portrait incroyable :

« À la fin, c’était lui mon mentor et moi son élève [...]. Aaron a appris plus de choses que la plupart d'entre nous n'en apprendront jamais et il a élaboré plus de choses que la plupart d'entre nous n'en élaboreront jamais [...]. Peu d'entre nous auront jamais une influence, ne serait-ce que vaguement comparable, à celle qu'a eue ce garçon. »

Page Wikipédia d'Aaron Swartz

Poursuivi par le procureur des Etats Unis, Aaron risque plus de 35 ans de prison pour avoir mis en libre accès près de 5 millions d'articles scientifiques disponibles sur le site de JSTOR. Pour lui l'accès à la connaissance devrait être libre et gratuit. Il disparaît tragiquement à 26 ans, ne supportant plus la pression, les poursuites et l'intimidation dont il est la cible suite à son procès.

Un film, sous licence Creative Commons, relate son histoire et son apport incroyable à notre écosystème.

Cypherpunk, plus qu'un nom, un état d'esprit

Né en 1992, le mouvement Cypherpunk est à l'origine de nombreuses idées et développements technologiques, qui ont inspiré Bitcoin.

Satoshi Nakamoto étant anonyme, il est impossible de dire s'il était lui-même ou non un Cypherpunk. Cependant, il est indéniable qu'il en partageait la philosophie et connaissait au moins une partie de ses membres et certaines de leurs avancées, comme évoqué précédemment. Il fait d'ailleurs référence à plusieurs de leurs travaux dans le livre blanc de Bitcoin, et est entré en contact avec différents membres actifs du mouvement, comme vous le verrez dans les paragraphes qui suivent.

Voici quelques hommes incontournables appartenant à ce mouvement de rebelles innovants et visionnaires.

Timothy May

Timothy May (Tim pour les intimes), est un ancien ingénieur d’Intel et fait partie des fondateurs des Cypherpunks.

Le 19 septembre 1992, date de la création « officielle » du mouvement, il lit devant une assemblée son manifeste, sur lequel il travaille depuis 4 ans. Appelé « Manifeste Crypto-Anarchiste », cet essai est destiné à attirer les anarchistes « traditionnels » sur les possibilités qu'offre l'informatique de manière générale, et le monde libre en particulier. Il montre comment la technologie peut aider à protéger sa liberté et sa vie privée face aux États et aux grandes entreprises.

Timothy C. May
Timothy C. May

Il rédige également le Cyphernomicon, un guide écrit sous forme de foire aux questions, pour expliquer ce qu'est le mouvement Cypherpunk et comment il peut changer le monde.

Eric Hughes et John Guilmore

Eric Hughes, mathématicien et programmeur, est l'auteur du Manifeste cypherpunk et le créateur du tout premier serveur de courrier anonyme.

Ses écrits et ses travaux portent les valeurs de Bitcoin, et il fait peu de doutes que Satoshi s'en soit inspiré, ou tout du moins partage ses valeurs.

John Guilmore contribue quant à lui à la création de Usenet, système qui est la base de l'Internet que l'on connaît aujourd'hui. C'est aussi l'un des célèbres contributeurs du projet GNU, créé par Richard Stallman.

John Guilmore
John Guilmore

Ces 2 personnages sont des membres particulièrement importants du mouvement Cypherpunk qui porte les idéaux de Bitcoin.

Jude Milhon

Jude Milhon, présente lors de la soirée du 19 septembre 1992, est à l'origine du nom Cypherpunk. Programmeuse et hackeuse reconnue, elle est là co-éditrice d'une revue cyberpunk, « Mondo 2000 ».

Ce soir-là, elle s'écrit en riant « Je pense que vous êtes des crypto-anarchistes. Ce que j’appellerais des cypherpunks ! » Le nom était trouvé, l'équipe était formée, les choses allaient pouvoir se lancer et se développer, à vitesse grand V !

Bitcoin est en marche et plus rien ne pourra l'arrêter

Suite à cette réunion, une liste de diffusion (courrier électronique) est mise en place par Eric Hughes. De nombreuses personnes talentueuses écrivent ensuite au sein de cette liste, qui devient rapidement une référence en la matière. Hal Finney fait partie de cette élite.

Hal Finney

Ancien développeur de jeux vidéo, Hal Finney est l'un des contributeurs de la première heure du projet Bitcoin. Il entre dans l'histoire en devenant le destinataire de la toute première transaction en Bitcoin réalisée par Satoshi Nakamoto en 2009.

Cryptographe de génie, Finney décède des suites d'une longue maladie (SLA ou sclérose latérale amyotrophique) en 2014, après avoir annoncé sur le forum Bitcointalk qu'il écrivait toujours lui-même, mais paralysé. Beaucoup pensent qu'il est derrière le pseudonyme de Satoshi Nakamoto et que la disparition de celui-ci coïncide avec l'évolution de sa maladie.

Hal Finney
Hal Finney

Finney est le créateur du protocole PGP (Pretty Good Privacy), publié en collaboration avec Phil Zimmerman en 1991. PGP, qui est open source, permet d'envoyer un message crypté à partir d'une clé générée aléatoirement par le créateur. Son utilisation permet d'envoyer des emails chiffrés de bout en bout, et d'ainsi préserver la vie privée de l'expéditeur. Très utilisé par les Cypherpunkk, ce protocole est encore d'actualité aujourd'hui, notamment chez les fournisseurs d'emails sécurisés comme Protonmail.

David Lee Chaum

Les travaux de Satoshi Nakamoto se sont également basés sur ceux de David Lee Chaum qui est considéré comme l'inventeur de la monnaie numérique. Il est le créateur du concept de signature aveugle, qui permet de sécuriser un document et de certifier sa signature, sans en révéler le contenu. La philosophie de ce fonctionnement est la base des cryptomonnaies que l'on utilise aujourd'hui.

Cypherpunk convaincu, Chaum souhaite que la monnaie devienne numérique, afin qu'il soit impossible aux États ou aux banques, de tracer l'utilisation qui en est faite, et de pouvoir la dépenser librement sans avoir à rendre de comptes.

Il fonde la société DigiCash en 1990, et émet le premier paiement électronique en 1994.

David Lee Chaum

Il est considéré par beaucoup comme le père fondateur de la cryptographie. Nombre de ses œuvres publiées dans les années 80’ ont inspiré ceux qui deviendront à leur tour les leaders du mouvement Cypherpunk. Certaines de ses publications sont devenues de véritables fondations du mouvement :

Toutes ces œuvres, et elles sont nombreuses, ont pour objectifs de créer des systèmes permettant d’échanger des connaissances, des informations ou de la monnaie, sans laisser de traces et sans rogner sur la vie privée.

Wei Dai et Adam Back

Wei Dai, développeur et cryptographe de génie, est le créateur d'une monnaie numérique. En 1998, soit dix ans avant la naissance de Bitcoin, il lance b-money, qu'il décrit comme étant une monnaie impossible à réguler.

Possible photographie de Wei Dai
Possible photographie de Wei Dai (Source)

Pour fonctionner, cette monnaie nécessite un calcul complexe. C'est la naissance du Proof of Work qui deviendra la méthode de sécurisation de la blockchain Bitcoin. Ses travaux s'appuient sur ceux d'Adam Back, créateur de Hashcash, un système dédié à lutter contre le courrier indésirable et les attaques de type de déni de service, grâce à la preuve de travail.

Malheureusement, Wei Dai abandonne le projet rapidement, ne pensant pas qu'il puisse intéresser le grand public et s'éloignant progressivement de la crypto-anarchie.

« Je n’ai pris aucune mesure pour coder b-money, dira-t-il. Cela a en partie été dû au fait que b-money n’était pas encore un concept complètement pratique, mais je n’ai pas continué à travailler sur ce concept parce que j’étais un peu désenchanté par la crypto-anarchie au moment où j’ai fini d’écrire b-money, et que je ne prévoyais pas qu’un système comme celui-ci, une fois mis en œuvre, pourrait attirer autant d’attention et d’utilisation en dehors d’un petit groupe de cypherpunks inconditionnels. »

Site Internet LessWrong

D'après Wei Dai et Adam Back, Satoshi Nakamoto n'aurait pas eu connaissance des travaux de Wei et aurait tout réinventé lui-même. Dans un commentaire de février 2011, Wei écrit :

« Ce que je comprends c’est que le créateur de Bitcoin, qui se fait appeler Satoshi Nakamoto, n’a même pas lu mon article avant de réinventer l’idée lui-même. Il l’a appris par la suite et m’a crédité dans son papier. Donc ma connexion avec le projet est assez limitée. »

Site Internet LessWrong

Adam Back explique que si la b-money est citée dans le livre blanc de Bitcoin, ce n’est pas parce que Satoshi s’en est inspiré, mais parce qu’il lui en a parlé, comme il l’écrit sur Bitcointalk en 2013 :

« Je crois que c’était grâce à moi que la référence à la b-money de Wei Dai a été ajoutée au papier de Bitcoin lorsque Satoshi m’a envoyé un courriel à propos d’Hashcash en 2008. »

Forum Bitcointalk

Après être entré en communication avec Adam Back, Satoshi a écrit plusieurs courriels à Wei Dai. Trop occupé et peu intéressé, Wei ne l'aidera cependant pas dans son projet et ne se penchera pas sur Bitcoin avant 2011.

En revanche, Satoshi a largement utilisé le travail d'Adam Back, qui est la première personne avec qui il communique à propos de Bitcoin en 2008. Ce dernier est toujours très impliqué dans le développement de Bitcoin, en tant que PDG de Blockstream. Il participe également à l'amélioration du Lightning Network.

Adam Back

Tout comme Hal Finney, Back est soupçonné par beaucoup d'être derrière le pseudonyme de Satoshi Nakamoto.

Nick Szabo

Nicholas J. Szabo, est un informaticien, juriste et cryptographe américain. Impliqué dans le mouvement Cypherpunk, il est connu pour ses travaux sur les contrats numériques (appelés aujourd’hui contrats intelligents) et sur la monnaie numérique.

En début de carrière, il occupe un poste de consultant pendant quelques mois pour Digicash, l’entreprise de David Chaum qui développe et qui gère le système eCash. Il s'enrichit beaucoup de cette expérience, dont il retient surtout le rôle néfaste (et, finalement, fatal) des tiers de confiance.

Ceci le mène à inventer, en 1998, le concept de bit gold. L'idée de ce projet est de minimiser le rôle des tiers de confiance, afin de reproduire la cherté infalsifiable des métaux précieux dans le cyberespace.

Nick Szabo en 2016.
Nick Szabo - 2016 (Source)

À l’instar du b-money, il s'agit d'une proto-cryptomonnaie employant le principe de la preuve de travail, mais d'une manière différente de celui utilisé par b-money et Bitcoin (avec ce que Szabo appelle le secure benchmark function). Le projet présente cependant encore quelques failles et ne se sera jamais mis en application.

Si Bitcoin est proche de bit gold à de nombreux égards, il semblerait encore une fois que Satoshi Nakamoto ne s'en soit pas inspiré directement car il ignorait son existence. C'est en tout cas ce que Wei Dai ressent lorsqu'il échange avec Satoshi :

« Dans les premiers courriels que Satoshi m’a envoyés, il semblait ignorer les idées de Nick Szabo. »

Site Internet Gwern

Cependant, à défaut d’inspirer originellement Bitcoin, bit gold a influencé son évolution. En effet, la vision selon laquelle Bitcoin devrait servir de système de monnaie de réserve au-dessus duquel fonctionneraient des sur-couches semble aujourd’hui largement répandue dans la communauté.

Quelle que soit son identité réelle, qu'il ait été seul ou non, Satoshi n'aurait sûrement pas donné vie à la première blockchain au monde sans le travail de tous ces génies. C'est grâce à leur esprit libertaire et leur combat pour la vie privée qu'ils ont fondé les bases d'une technologie qui a révolutionné le monde, et qui continuera de le faire pendant de longues décennies.

Maintenant que vous savez qui à œuvrer de près ou de loin à l'émergence de Bitcoin, penchons nous maintenant sur la chronologie des événements marquants de son histoire.